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Ils étaient cinq à s’être réunis d’urgence dans le parloir de l’abbé : Radulphe lui-même, frère Anselme et frère Cadfael, témoins pour cette charte qui avait contribué à provoquer ces terribles événements, Miles Coliar, que l’anxiété rendait fébrile, et Hugh Beringar qui avait quitté Maesbury à bride abattue à cause du meurtre d’Eluric, pour s’apercevoir à son arrivée qu’une autre crise n’avait pas tardé à suivre la première. Il avait déjà demandé à Alan Herbard d’envoyer des hommes dans toute la ville et la Première Enceinte pour voir s’ils trouveraient trace de la disparue, avec ordre de prévenir aussitôt si par hasard elle avait regagné son domicile. Après tout, elle avait peut-être les meilleures raisons du monde de s’être absentée. Il avait pu lui arriver quelque chose d’imprévu qui l’avait retardée en chemin. Mais plus le temps passait et moins cette hypothèse devenait vraisemblable. Branwen, en pleurs, avait raconté son histoire qui ne laissait aucun doute sur l’intention de Judith de se rendre à l’abbaye, ni sur le fait qu’elle n’y était jamais arrivée.
— C’est seulement ce matin que la petite m’a rapporté les propos de ma cousine, s’écria Miles en se tordant les mains. Je n’étais pas au courant, sinon j’aurais pu l’accompagner. D’autant plus que, de la ville, c’est vraiment à deux pas ! Le garde en faction à la porte principale de la cité lui a donné le bonjour et l’a vue s’engager sur le pont. Mais après il a été occupé et il n’avait aucune raison de la surveiller. Depuis ce moment, plus rien. Volatilisée !
— Il semble qu’elle comptait mettre un terme au loyer de la rose, remarqua Hugh, très attentif, et n’entendait plus faire dépendre sa générosité envers l’abbaye d’aucune condition.
— Oui, d’après la servante, c’est exactement ce qu’avait décidé Judith. La mort du jeune moine l’avait beaucoup affectée.
Je suis sûr qu’elle s’était mis en tête qu’elle était à l’origine de ce meurtre, elle a de ces lubies...
— Encore faudrait-il expliquer en quoi, objecta l’abbé Radulphe. Il apparaît clairement que frère Eluric a détourné l’attaque contre le rosier, ce qui lui a valu d’être tué, dans un moment de panique peut-être, mais les faits sont là. Ce que je ne comprends pas, pour commencer, c’est pourquoi on voulait détruire le massif. Sans cet acte inexplicable, on n’en serait jamais arrivé à ce drame. Non, j’ai beau y réfléchir, je ne parviens pas à distinguer de mobile valable.
Miles se tourna vers lui avec beaucoup de véhémence.
— Désolé de vous contredire, père, il y en a qui ont très mal pris de voir ma cousine abandonner une aussi belle propriété qui représentait la moitié de sa fortune. Si le massif était rasé et les roses mortes pour la translation de sainte Winifred, le loyer ne pourrait pas être payé et les conditions de la charte ne seraient pas remplies. Tous les accords passés pourraient être abrogés.
Hugh riposta d’un ton vif que ce n’était qu’une éventualité.
— La décision serait toujours du ressort de votre cousine qui peut modifier le contrat à sa guise. Et vous voyez qu’elle y tenait.
— Je vous l’accorde, répliqua Miles du tac au tac, si elle est là pour s’en occuper. Seulement elle n’est pas là, il reste quatre jours avant l’échéance et elle a disparu. C’est du temps de gagné, croyez-moi ! Puisqu’il n’a pas réussi avec le rosier, il a enlevé ma cousine. Elle n’est plus là pour exprimer sa volonté. Il a échoué dans sa première tentative, il a donc cherché une autre solution.
Il y eut un bref et profond silence avant que l’abbé ne prît lentement la parole.
— Est-ce vraiment ce que vous pensez ? Car, à vous entendre, on en a le sentiment.
— Oui, mon révérend père, je ne vois pas d’autre possibilité. Hier elle annonce qu’elle compte lever toutes les conditions à la location de la maison. Aujourd’hui, on l’en empêche : il fallait agir vite.
— Et pourtant, jusqu’à ce matin, vous n’étiez pas au courant, murmura Hugh. Qui d’autre pouvait bien l’être ?
— Sa servante reconnaît qu’elle a tout répété à la cuisine. Qui sait combien étaient présents et à qui ils ont eux-mêmes pu en parler ? Ce genre de propos se répand par les trous de serrure et les fentes des volets. En outre, il n’est pas exclu que Judith ait rencontré quelqu’un de connaissance sur le pont ou la Première Enceinte et mentionné sa destination. Même si cette clause a été stipulée à la légère et d’une manière irréfléchie, son non-respect rendrait le contrat nul et non avenu. Je ne vous apprends rien, père.
— En effet, je le sais, reconnut Radulphe, qui se résolut à poser l’inévitable question : qui pourrait avoir intérêt à rompre cet accord sans reculer devant un crime ?
— C’est que ma cousine est riche et veuve, par-dessus le marché. Elle représente un parti d’autant plus enviable que son don à l’abbaye pourrait être annulé. Elle a foule de prétendants en ville, et ce depuis un an et plus. Tous préféreraient l’épouser avec sa fortune entière, au lieu de se contenter de la moitié. Moi, je gère ses affaires, ce que j’ai me suffit et celle que je vais épouser avant la fin de l’année est loin d’être à plaindre. Mais même si nous n’étions pas cousins au premier degré, je ne m’intéresserais à Judith qu’en tant que parent loyal et artisan de surcroît. Je n’y suis pour rien si elle est persécutée par tous ces soupirants. Ce n’est pas qu’elle les encourage, ni même qu’elle leur donne le moindre espoir, mais ils continuent malgré tout à essayer. Ils se disent qu’après trois ans de veuvage sa résolution finira par faiblir et qu’ils la convaincront de choisir enfin un second mari. C’est peut-être l’un d’eux qui a perdu patience.
— Donner des noms est parfois délicat, remarqua Hugh à mi-voix, mais la qualité de prétendant ne conduit pas nécessairement à l’enlèvement, avec un meurtre en prime. Il me semble, maître Coliar, que vous êtes allé trop loin pour pouvoir reculer maintenant. Je vous écoute.
Miles s’humecta les lèvres et s’essuya le front d’un revers de manche.
— Dans les affaires, monsieur, l’argent appelle l’argent. Il y a deux membres de la guilde de la ville qui seraient trop heureux de mettre la main sur le commerce de Judith. Tous deux travaillent avec elle et savent pertinemment la fortune qu’elle représente. Il y a Godfrey Fuller qui teint et foule toutes les toisons qu’on traite : il ne serait pas fâché du tout si le filage et le tissage tombaient aussi dans son escarcelle, ce qui lui permettrait de coiffer, pour son plus grand profit, l’ensemble des opérations.
L’autre, c’est le vieux William Hynde ; il est toujours marié, lui, mais il pourrait s’emparer des biens des Vestier par l’intermédiaire de son prodigue de fils qui vient la courtiser à tout bout de champ. Il a ses entrées parce qu’ils se connaissent pratiquement depuis toujours. Le père a peut-être l’intention d’utiliser son fils pour appâter Judith, bien qu’il ait sévèrement resserré les cordons de la bourse et refusé de payer plus longtemps les dettes de cet intéressant jeune homme. Quant à lui, s’il arrive à la conquérir, il me semble qu’il serait tranquille pour le restant de ses jours. Il n’aurait plus à en passer par les quatre volontés de son père à qui il pourrait rire au nez. Attendez, je n’ai pas fini. Notre voisin, le sellier, est en âge de se marier et, à sa façon, pas très subtile, il s’est mis sur les rangs. Par-dessus le marché, notre premier tisserand est un excellent artisan, très bel homme, qui, selon moi, se croit mieux encore qu’il ne l’est. Depuis quelque temps, il lance à ma cousine des regards de chien battu, qu’à mon avis elle n’a pas remarqués. Il ne serait pas le premier ouvrier à avoir attiré l’attention de sa maîtresse en y trouvant son avantage.
— J’ai du mal à imaginer nos honorables marchands recourant au meurtre et à l’enlèvement, objecta l’abbé, peu disposé à accepter facilement une suggestion à ce point scandaleuse.
— Ce crime semble avoir été la conséquence de l’affolement et de la terreur, intervint Hugh d’un ton alerte. Il n’a probablement jamais été prémédité. Cependant, si on a été forcé d’aller jusque-là, pourquoi hésiter devant un deuxième forfait ?
— Cela me paraît quand même assez risqué. D’après ce que je sais ou ce que l’on m’a rapporté de cette dame, elle n’est pas du genre à se laisser persuader aisément. Libre ou prisonnière, elle a jusqu’à présent tenu tête à toutes les flatteries. Ce n’est pas maintenant qu’elle va changer. Je comprends le poids considérable de la rumeur en pareil cas, continua l’abbé, morose, et qu’une femme soit obligée de céder et de se marier pour ne pas avoir à subir les soupçons, la malveillance et l’inimitié qui s’ensuivra fatalement entre les familles. Je crois quand même cette jeune femme assez forte pour résister même à cette pression, condamnant son ravisseur à s’être donné tout ce mal pour rien.
Miles aspira profondément, passa la main dans ses boucles claires, les ébouriffant du même coup.
— C’est parfaitement exact, père, Judith n’est pas une mauviette et ne se laissera pas contraindre de la sorte. Mais on peut imaginer plus grave. Le mariage à la suite d’un viol, ce n’est pas une nouveauté. Une fois au pouvoir d’un homme, sans aucun moyen de s’échapper, si les cajoleries et l’appel à la raison restent sans effet, il y a encore la force. Ce ne serait pas la première fois, ni la dernière. Le seigneur Beringar ici présent sait que cela arrive chez les nobles. Moi je sais que ça se produit aussi chez les roturiers. Même un marchand de la ville peut y avoir recours. Je connais ma cousine ; plutôt que de perdre sa réputation, elle préférerait essayer d’arranger cette situation déplorable en se mariant, si désolante que puisse être cette solution.
— Désolante, c’est le mot ! acquiesça Radulphe, profondément choqué. Il faut absolument empêcher cela. Hugh, cette maison est concernée au premier chef du fait de la charte et de ce qu’elle représente. Toute l’aide dont vous pourrez avoir besoin pour retrouver cette infortunée vous est acquise : hommes, argent, tout. Inutile même de demander, prenez ! Quant à nos prières, elles ne vous manqueront pas non plus. Il reste encore une petit chance pour qu’elle soit indemne, qu’elle puisse regagner sa demeure de son plein gré et s’étonner de ce bruit et de cette agitation. Malheureusement, il nous faut tabler sur le pire et agir comme si nous recherchions une âme en péril.
— En ce cas, autant s’y mettre tout de suite, s’exclama Hugh, se levant pour prendre congé.
Miles sauta sur ses pieds d’une détente nerveuse, impatient de partir, et il serait arrivé le premier à la porte si Cadfael n’était pas intervenu pour la première fois.
— On m’a rapporté, maître Coliar, en fait je le tiens de Mme Perle elle-même, qu’elle a parfois songé à quitter le siècle et à prendre le voile. Sœur Magdeleine s’est entretenue avec elle de cette vocation il y a quelques jours, je crois. Étiez-vous au courant ?
— Je savais que la sœur était venue à la maison, répondit Miles dont les yeux bleus s’agrandirent. Mais je n’ai pas été informé de la teneur de leur discussion et je n’ai rien demandé. C’était les affaires de Judith. Elle a parfois évoqué cette possibilité, mais pas depuis ces derniers jours.
— L’avez-vous encouragée dans cette voie ? demanda Cadfael.
— Je ne m’en suis jamais mêlé, en aucune façon. C’était à elle de décider, affirma Miles avec force. Mais je ne l’en aurais pas empêchée non plus si elle y tenait vraiment. Au moins le couvent aurait-il apporté une conclusion heureuse et paisible, ajouta-t-il avec une amertume soudaine. Maintenant Dieu seul connaît l’étendue de son désespoir.
— Quel bon petit cousin dévoué ! murmura Hugh tandis qu’il traversait la grande cour avec Cadfael à ses côtés.
Miles se dirigeait vers la loge à grands pas, les cheveux en bataille. Il rentrait en ville, pressé de regagner la maison et la boutique du bout de la rue Maerdol. A présent il y avait peut-être du nouveau. Les chances étaient minces, mais sait-on jamais ?
— Il a d’excellentes raisons d’être attaché à sa cousine, remarqua Cadfael avec bon sens. Sans Mme Perle et le commerce des Vestier, ni sa mère ni lui n’auraient cette situation confortable. Il a tout à perdre si elle est contrainte de prendre un époux. Il lui doit beaucoup mais l’a remboursée avec usure par sa reconnaissance et sa gestion efficace, c’est sûr et certain. Il travaille dur et bien, les affaires sont florissantes. Je comprends qu’il se fasse du mauvais sang pour elle. Il me semble avoir perçu quelque ironie dans vos propos, mon garçon. Douteriez-vous de sa sincérité ?
— Non, non. Il n’en sait pas plus que nous, c’est évident. Un homme peut jouer la comédie jusqu’à un certain point, mais je n’ai connu personne capable de transpirer sur commande. Miles ne nous a pas menti. Il est prêt à mettre la ville sens dessus dessous pour retrouver sa cousine et c’est aussi mon rôle.
— Ce n’était qu’à deux pas de chez elle, murmura Cadfael, que ce détail inquiétait, car il ne laissait guère de doute sur le fait qu’elle avait disparu et que quelque chose lui était arrivé. Le garde à la porte lui a parlé, il lui suffisait de traverser le pont, de remonter la Première Enceinte et, en trois pas, elle était à la loge. Et pendant ces quelques minutes elle se volatilise.
— Moi aussi j’ai pensé au fleuve, avoua Hugh. Je ne prétendrai pas le contraire.
— J’ai du mal à y croire. Ou alors par une incroyable malchance. Nul ne devient plus riche ou ne développe son commerce en épousant une morte. Seul son héritier en profiterait – il me semble que ce jeune homme est son plus proche parent, non ? – et son héritier est fou d’inquiétude à l’idée qu’il lui soit arrivé malheur, vous l’avez constaté vous-même. Je ne crois pas qu’il nous ait raconté des histoires. Non, si un de ses soupirants s’est décidé pour une solution aussi extrême, il aura emmené la dame dans un endroit sûr, sans lui causer aucun tort. Inutile de prendre deuil dans l’immédiat, elle sera mieux gardée que les trésors de Golconde.
Cadfael tourna et retourna le problème dans sa tête jusqu’à vêpres et après. Du pont à la loge de l’abbaye, il n’y avait que trois sentiers à partir de la Première Enceinte : deux qui bifurquaient vers la droite de part et d’autre de l’étang du moulin pour desservir les six petites maisons qui s’y trouvaient ; l’autre descendait sur la gauche le long de la berge de la Gaye[2] et des jardins principaux de l’abbaye. Il n’y avait guère de quoi se cacher près de la grand-route, tout acte de violence était risqué dans les parages et, si l’on se plaçait du point de vue du conspirateur, les chemins qui menaient aux maisons du monastère présentaient l’inconvénient d’être visibles de toutes les fenêtres. En plein été, les volets seraient immanquablement ouverts. Certes une vieille femme qui vivait là était sourde comme un pot et n’aurait pas entendu même les cris les plus perçants, mais en général les vieillards ont le sommeil léger et agité. En outre, comme ils sont incapables de vaquer à leurs activité d’antan, la curiosité n’est pas leur moindre défaut, et elle les aide à meubler leurs journées monotones. Il faudrait être fou ou aux abois pour commettre une agression sous leurs fenêtres.
Il n’y avait pas d’arbres à proximité de la route sur la partie sud de la Première Enceinte, juste quelques buissons bas près de l’étang, et la pente menant à la rivière était couverte de taillis. Il n’y avait de vrais arbres qu’au bord, là où le sentier sinuait vers la Gaye, jusqu’à un bosquet pas très loin de la loge de l’abbaye, où commençaient les maisons de la Première Enceinte.
Évidemment, si une femme pouvait se laisser entraîner là, même dans cette ombre peu profonde, à une heure matinale où quelques rares gens risquaient de surgir, il ne serait pas difficile de profiter d’un moment où l’endroit serait désert et de la tirer plus avant dans le bosquet, voire parmi les buissons en lui immobilisant la tête et les bras avec un manteau. Mais dans ce cas il faudrait que la personne en question, homme ou femme, fût quelqu’un qu’elle connaissait, qui pouvait, sans que cela parût bizarre, lui parler un instant à côté de la chaussée. Ce qui cadrait assez bien avec la suggestion de Miles, car même un prétendant importun, qui se trouverait être aussi un voisin, serait reçu avec une tolérance polie si elle le croisait pendant la journée. Il est impossible de vivre autrement dans une ville murée et surpeuplée.
Il existait certainement d’autres raisons pour arracher une jeune femme à son foyer et à sa famille, mais il y avait très probablement un rapport avec la charte et le rosier. On ne pouvait en effet voir dans le massacre des fleurs un geste insensé, sans relation aucune avec la disparition qui suivit. Et s’il y avait un rapport, Cadfael avait beau se mettre le cerveau à la torture, il ne parvenait pas à l’imaginer. Une riche veuve, à la tête d’une entreprise, était forcément la coqueluche de ceux qui guignaient sa fortune. Le seul moyen de s’en sortir était celui que Judith avait envisagé : prendre le voile. Ou, bien entendu, épouser celui des concurrents qui lui plaisait le plus... ou lui déplaisait le moins. Ce que jusqu’à présent elle n’avait jamais envisagé. Il se pourrait donc bien que celui qui croyait avoir les meilleures chances de lui plaire ait tout misé sur la possibilité d’attendrir le cœur de la dame en la courtisant discrètement pendant quelques jours. Et s’il arrivait à la garder jusqu’après le vingt-deux juin, le contrat avec l’abbaye serait rompu aussi sûrement qu’en abattant le rosier et toutes ses fleurs. Même si le massif portait encore beaucoup de roses, si on ne retrouvait pas Judith à temps, on ne pourrait pas lui en remettre une en mains propres le jour où le terme viendrait à échéance. Si son ravisseur triomphait enfin et l’amenait à l’épouser, les biens de la dame passeraient sous le contrôle de son mari, qui pourrait refuser de reconduire le document et la forcer à le suivre. Il aurait ainsi tout gagné, et pas seulement la moitié. Oui, Cadfael était bien obligé de reconnaître que l’hypothèse de Miles, qui avait tout à perdre dans l’aventure, semblait de plus en plus convaincante.
Il regagna sa cellule sans cesser de penser à Judith dont il lui semblait que la situation était aussi du ressort de l’abbaye, et qu’il n’était pas question de s’en remettre uniquement au bras séculier. Demain, songea-t-il, allongé, les yeux grands ouverts dans la pénombre du dortoir, bercé par le ronflement régulier et grave de frère Richard, je suivrai le même itinéraire ; on verra si je trouve quelque chose. Qui sait ? Je dénicherai peut-être un indice plus significatif qu’une simple empreinte de botte au talon fatigué.
Il ne demanda pas l’autorisation de s’absenter ; l’abbé n’avait-il pas déjà promis à Hugh de lui fournir les hommes, les chevaux et le matériel qu’il lui faudrait ? Ce fut un exercice de gymnastique mentale relativement simple de penser que, si Hugh n’avait pas expressément réclamé son aide, il n’y aurait pas manqué s’il avait suivi les réflexions de son ami. Cadfael pratiquait assez volontiers ce genre de casuistique quand les circonstances lui semblaient le justifier.
Il sortit après le chapitre à l’heure où la Première Enceinte était balayée par les longs rayons obliques du soleil ascendant et où une lumière étincelante se mêlait à des ombres profondes. Dans la pénombre, l’herbe était encore humide de rosée et une vague lueur jouait sur les feuilles agitées par une brise légère. Derrière lui, l’animation montait ; les boutiques, les maisons s’ouvraient au souffle de l’été ; des ménagères, des gamins, des chiens, des charretiers, des colporteurs passaient sans arrêt et des groupes de commères se formaient. En cet été tardif mais d’autant plus attendu, la vie quittait les recoins des murs et des toits pour se répandre en plein soleil. Sous la façade ouest de l’église, de l’autre côté de l’allée du portail, l’ombre du clocher se profilait, pointue comme une lame de couteau ; le long du mur d’enceinte, elle s’allongeait, étroite, au pied de la muraille.
Cadfael marchait lentement, saluant des connaissances au passage tout en évitant de s’attarder à bavarder. Judith n’avait jamais atteint cette partie de la route qu’il parcourut plutôt par solidarité qu’avec l’espoir de parvenir à un résultat quelconque. A gauche le haut mur de pierre se prolongeait tout le long de la grande cour, de l’infirmerie et de l’école qu’elle abritait, puis il tournait à angle droit. C’est de là que partait le premier sentier menant aux maisonnettes de l’abbaye près du moulin, de ce côté de l’étang. Puis il y avait tout le plan d’eau, bordé par une haie de buissons bas. Il se refusait à croire que Judith Perle ait pu disparaître, enfouie dans les broussailles ou noyée dans l’onde.
Celui qui l’avait enlevée – si elle avait été enlevée – avait besoin qu’elle restât en vie, saine et sauve, prête à être conquise. Hugh était forcé de lancer ses filets au loin et d’examiner chaque possibilité. Cadfael, lui, préférait suivre une idée à la fois. À l’heure qu’il était, Hugh se serait acquis l’aide de Madog du Bateau des Morts afin d’enquêter sur l’éventualité sinistre de la noyade tandis que les sergents du roi passeraient au peigne fin toutes les maisons, rues et ruelles de Shrewsbury à la recherche d’une prisonnière vivante. Madog connaissait à fond la Severn, tous les dangers qu’elle pouvait présenter selon les saisons, toutes ses courbes et tous ses hauts-fonds où ce que le courant avait emporté finissait par être rejeté. Si le fleuve l’avait prise, Madog la trouverait. Mais Cadfael considérait cette issue comme inacceptable.
Et si Hugh ne parvenait pas à la retrouver à l’intérieur des remparts de la ville ? Il faudrait étendre les recherches. Ce n’est pas une petite affaire d’emmener loin une dame qui n’est pas d’accord et en plein jour, qui plus est. Est-ce même réalisable sans recourir à un chariot ? Un cavalier portant un colis soigneusement empaqueté devrait utiliser un cheval solide à cause du poids supplémentaire ; en outre, ce qui posait un problème plus grave encore, l’homme ne passerait pas inaperçu. Il y aurait toujours quelqu’un pour se souvenir de lui ou même lui poser des questions, la curiosité étant ce qu’elle est. Non, de toute évidence Judith ne devait pas être bien loin.
Cadfael passa devant la pièce d’eau et déboucha sur le second chemin qui menait aux trois maisons sur l’autre rive. Un peu plus loin, après les petits jardins, il y avait un champ dégagé à l’extrémité duquel une route étroite, tournant brusquement à gauche, piquait vers le sud en longeant le fleuve. S’il l’avait suivie, le ravisseur aurait sûrement pu s’enfoncer d’un mile ou deux dans la forêt, mais d’autre part, il n’y avait aucun abri le long de la berge. S’il avait perpétré son attaque à cet endroit, on aurait pu le voir depuis les murs de la ville, sur la rive d’en face.
Mais sur la droite de la Première Enceinte, après les dernières maisons, poussait un boqueteau touffu, et ensuite un chemin plongeait en pente raide vers la Severn à travers les arbres et les buissons. L’on accédait ainsi à la Gaye avec ses terres plates et riches. Quelques pas plus loin, une promeneuse pourrait rejoindre le pont, bien en vue et en sécurité. Ici on pouvait à la rigueur admettre qu’un prédateur ait eu le loisir de frapper et de disparaître avec sa proie. Il fallait absolument empêcher Judith d’atteindre l’abbaye et de transformer ses intentions en acte. Il n’y aurait pas d’autre occasion. La maison de la rose valait bien qu’on se donnât un peu de mal.
De minute en minute, la chose devenait plus crédible. Certes, on ne s’attendrait pas à un tel acte de la part d’un marchand ordinaire, respectueux des lois et estimé de tous ; mais un homme qui a tâté d’un expédient relativement inoffensif et qui se retrouve avec un meurtre sur la conscience devient différent des autres.
Cadfael traversa la Première Enceinte et s’avança dans le bosquet à pas prudents pour éviter d’ajouter des empreintes à celles qui déjà jalonnaient le sol. Les gosses de la Première Enceinte venaient y jouer, suivis d’une cohorte de chiens bruyants et d’un cortège de gamins pleurnichards, encore trop petits pour être pris au sérieux et admis à participer aux jeux des grands. Les clairières plus discrètes servaient de refuges aux amoureux qui s’installaient dans l’herbe aplatie. Cadfael n’avait guère d’espoir de trouver grand-chose d’utile par ici.
Il revint vers la route et parcourut le sentier qui descendait vers la Gaye. Devant lui s’étendait le pont de pierre avec derrière la haute muraille de la ville et la tour de la porte. Le soleil baignait la route et donnait aux remparts une pâleur laiteuse. La Severn, dont le niveau était un peu haut pour la saison, brillait et coulait, apparemment calme et languide, mais il ne fallait pas s’y fier. Cadfael connaissait la vitesse des courants et la violence des tourbillons sous cette surface bleue où se reflétait le ciel. La plupart des petits garçons apprenaient pratiquement en même temps à marcher et à nager, d’ailleurs la rivière était parfois aussi tranquille que son masque souriant le donnait à penser, mais là où elle s’enroulait autour de la ville, ne laissant qu’une approche depuis la terre ferme, le goulet qu’enjambait le château, elle était dangereuse. Judith Perle savait-elle nager ? Ce n’était pas facile pour les petites filles de se déshabiller et gambader parmi les hautes herbes de la rive comme les garçons qui rejoignaient les poissons. Assez peu d’entre elles devaient être bonnes nageuses.
Judith s’était engagée sur le pont du côté de la ville sans qu’il lui fût rien arrivé, le garde l’ayant vue commencer à traverser.
Cadfael avait peine à croire qu’on ait osé l’agresser à cet endroit. Il lui suffisait de crier, la sentinelle l’aurait entendue et se serait précipitée, aussitôt sur le qui-vive. Elle était donc arrivée là où Cadfael se tenait. Et ensuite ? Jusqu’à présent, d’après les rapports, nul ne l’avait revue.
Il commença sa descente vers la Gaye. C’était un chemin qui servait régulièrement, sans herbe, dont les buissons qui le bordaient reculaient peu à peu, laissant le champ libre aux cultures. Près de l’eau, ils poussaient bien, couvrant toute la pente jusqu’au bord du fleuve et sous la première arche du pont où, dans le temps, un moulin flottant s’était amarré pour profiter de la force du courant. À proximité de la berge une sente descendait vers l’aval, et tout à côté s’étendaient les jardins de l’abbaye, disposés le long de cette riche plaine. Trois ou quatre religieux y repiquaient des plants de choux et autres légumes. Plus loin, dans les vergers poussaient des pommes, des prunes, des poires, des cerises ; il y avait aussi deux grands noyers et des buissons bas de groseilles à maquereau acides, qui commençaient juste à rougir. On apercevait enfin un moulin désaffecté au bout du chemin et les terres de l’abbaye se terminaient par un champ de blé. Puis des crêtes boisées dominaient l’eau dont les tourbillons érodaient la berge sous les racines.
De l’autre côté de la large rivière s’élevait la colline de Shrewsbury dans une grande étendue verte que les murs de la ville semblaient couronner. Deux ou trois petits guichets ouverts dans le rempart donnaient accès aux jardins et à la prairie en contrebas. Il était facile de les fermer solidement en cas d’attaque, et la vue dégagée conférait à la forteresse sa position dominante permettant aisément de voir quiconque approcher. Le goulet vulnérable, que l’eau ne protégeait pas, était occupé par le château qui verrouillait le cercle des murailles. C’était non seulement une place forte mais encore une belle ville. Pourtant le roi Etienne l’avait prise d’assaut quatre ans auparavant et conservée grâce à ses shérifs.
Mais toutes ces terres, songea Cadfael, contemplant, mélancolique, la verdure prospère, sont dominées par des centaines de foyers à l’intérieur du mur. Quand n’y a-t-il personne pour jeter un coup d’œil par la fenêtre avec ce beau temps, ou bien au bord de l’eau à pêcher ou à étendre du linge, à moins que des enfants ne jouent ou ne se baignent ? Bon, les témoins sont évidemment un peu moins fréquents le matin très tôt, mais il y a toujours du monde. Or personne n’a mentionné de lutte ni de fuite, on n’a signalé personne qui emportait un objet lourd, évoquant une forme humaine. Non, inutile de chercher de ce côté-là. Nos champs s’offrent aux regards de tous. Le seul coin où on peut se cacher, c’est ici, près du pont ou au-dessous, là où il y a des arbres et des buissons.
Il traversa en direction de l’arche ; ce qui restait de rosée assombrit ses sandales et le bas de son habit, mais il n’y en avait plus guère maintenant sauf dans l’ombre profonde. Sous l’arc de pierre, l’eau avait baissé d’un pied ou deux, laissant une frange pâlie d’herbe et de plantes aquatiques. On pouvait y marcher sans se mouiller les pieds. Même en hiver ou lors du dégel du printemps, l’eau n’arrivait jamais à moins de six pieds de la voûte. La végétation était luxuriante et touffue, nourrie de riche terre humide.
On l’avait précédé à cet endroit, les herbes avaient été séparées et foulées probablement par plusieurs personnes. Cela n’avait rien d’inhabituel, quand ils jouent, les enfants vont partout, et aussi quand ils se livrent à quelques mauvais coups. Plus étrange était le sillon profond creusé dans le sol humide et laissé à découvert depuis peu, quand le niveau de l’eau avait commencé à baisser. On avait tiré un bateau au rivage, et tout récemment qui plus est. Au bout du pont, du côté ville, il y avait en permanence des bateaux amarrés ou à sec pour que leurs propriétaires puissent les utiliser à tout moment. Ici, c’était plus rare.
Cadfael s’accroupit afin d’examiner le terrain de plus près. L’herbe avait absorbé toutes les traces de pas, sauf là où la terre touchait l’eau et où un homme avait manifestement marché, mais la boue avait glissé sous ses pas, rendant inutilisables les empreintes qu’il avait laissées. Un homme ou deux ? Car on voyait nettement les deux bords de la marque creusée par l’embarcation.
S’il n’avait pas été assis sur les talons, Cadfael n’aurait jamais remarqué un petit objet déplacé en ce lieu : sous l’arche il n’y avait pas de lumière pour trahir sa présence. Mais l’objet était là, enfoncé dans la boue. C’était un fil métallique évoquant de la paille couleur d’or rouge, pas plus long que la dernière phalange de son pouce. Il le prit et le plaça dans le creux de sa main : il rappelait une pointe de flèche un peu déformée par le pied qui l’avait écrasée. Il alla le rincer au bord de l’eau et le porta au soleil.
À présent il vit que c’était un morceau de bronze qui avait scellé l’extrémité d’une ceinture de cuir. C’était un travail délicat : on l’avait incisé au marteau et au maillet avant de le mettre en place, et il avait fallu se donner beaucoup de peine pour réussir à l’arracher.
Cadfael revint sur ses pas, remonta le chemin en pente raide menant à la route et repartit sur la Première Enceinte d’un pas vif.